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08 octobre 2014

Carnet / De Tchaïkovski, d’un relent de vestiaire, de la haine froide et du déterminisme

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De la haine froide

L’autre jour (une parenthèse sans pluie), je marchais dans la rue lorsque les chocs mats d’un ballon qui tape par terre et les cris et vociférations qui vont avec m’ont replongé dans un lointain passé. Je me trouvais tout simplement devant une annexe du collège où j’ai passé quatre des plus mauvaises années de ma vie. Ces bruits de ce qu’on appelle aujourd’hui les séances d’EPS, j’ai réalisé que je les entendais parce qu’un bâtiment situé devant la cour miteuse où avaient lieu les matchs de handball a été démoli, libérant ainsi le son et l’image sur ces cours d’éducation sportive dont je ne comprends pas pourquoi ils sont obligatoires. Les cours de musique sont-ils obligatoires ? Les cours d’arts plastiques sont-ils obligatoires ? Non. Alors pourquoi le sport (qui devrait être en option) l’est-il ? 

J’ai déjà parlé de la violence de l’affrontement sans merci que j’ai connu pendant deux ans avec un prof de gym dégénéré devant lequel les plus durs de mes « camarades » de collège pliaient piteusement et face auquel, sans me vanter, je n’ai jamais cédé d’un millième de pouce, quitte à me préparer à me défendre physiquement, ce qui a failli se produire plusieurs fois. 

Ma haine jamais éteinte pour cet adjudant pervers ne faisait d’ailleurs que me nourrir et me renforcer. Une véritable réaction en chaîne au cœur d’un réacteur nucléaire ! La haine, c’est justement comme un réacteur nucléaire, cela doit être confiné et refroidi. J’étais déjà conscient à cette époque qu’il me fallait veiller à ne pas me laisser emporter par elle comme un fétu de paille. Si vous laissez s’enflammer votre haine, elle vous allumera comme une torche et vous consumera vous-même de l’intérieur au lieu de brûler vos ennemis. Il faut avoir la haine froide. Elle doit être tapie comme un fauve endormi mais quand même prêt à bondir au bon moment, lorsque l’occasion se présente, si elle se présente. Cette haine me tournait dans le ventre tel ce fameux fauve dans une cage et je n’ouvrais la cage qu’au bon moment, à chaque cours d’EPS en l’exprimant sourdement, froidement, par le sabotage systématique de toute activité et par ma force d’inertie qui allumaient des accès de rage à la fois effrayants et comiques chez cet individu. 

Comme dans toutes les guerres ouvertes, il n’y eut pas de gagnants mais ces années d’affrontement sans relâche me firent prendre la mesure de la perversité et de la dangerosité des soi-disant « valeurs du sport » , tout au moins du sport obligatoire. J’ai d’ailleurs une pensée pour quelques-unes de mes camarades (je n’utilise pas de guillemets cette fois-ci), notamment pour deux ou trois petites nanas déjà bien mignonnes mais un peu enrobées qui vivaient un calvaire en EPS parce qu’elles n’avaient pas l’heur d’avoir un de ces corps élastiques et sveltes capables d’adoucir la trivialité du geste sportif en un semblant de chorégraphie. J’étais peiné pour ces gamines mal à l’aise dans leur féminité naissante provisoirement assortie de quelques négligeables kilos en trop les contraignant à des mouvements patauds qui déclenchaient immanquablement la sotte et cruelle moquerie des mieux loties, plus précoces, et surtout des garçons. Comme toujours, où il aurait fallu un peu de tact et de solidarité, ne s’exprimaient que « l’esprit » de compétition et de  concurrence, autrement dit le désespérant archaïsme du sport, son fétichisme de l’humiliation et de la domination, sa négation de la diversité humaine, son apologie constante de la violence et du rapport de force comme seules mesures et justifications de la relation humaine et sociale.

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Bon, j’ai encore digressé en répétant cette vieille histoire sous l’effet des relents de vestiaire mais ce n’est pas de cela que je voulais parler au départ. Après tout, ces lignes ne sont destinées qu’au carnet et je peux bien radoter à mon aise si ça me chante. La première idée qui m’est venue lorsque je me trouvais face à cette cour annexe de collège désormais visible comme une brèche béante dans mon passé du fait de la démolition de l’immeuble longtemps situé devant elle est d’un autre ordre.

Les lieux où le sport se pratique sont révélateurs du fonctionnement de la société dans un de ses aspects les plus navrants : je veux parler du déterminisme.

En entendant taper le ballon l’autre jour, j’ai pensé à ce qu’étaient devenus plusieurs types de mon âge des décennies après notre passage au collège. J’en connais même certains depuis l’école maternelle et avec le recul de cet âge qu’on appelle l’âge mûr, je me rends compte que le déterminisme a joué à fond. Dans une large mesure, les enfants de patrons sont devenus entrepreneurs, les enfants d’enseignants professeurs, les enfants d’ouvriers et d’employés ouvriers, employés et chômeurs. Les parcours les plus atypiques (au bon comme au mauvais sens du terme) sont surtout le fait des enfants de catégories sociales ayant déjà connu le déclassement et se trouvant de ce fait dans cette nébuleuse de parcours irréguliers et parfois hasardeux qui forment aujourd’hui un nouveau sous-ensemble de la partie inférieure d’une classe moyenne en voie de rétrécissement. Je ne sais pas si les sociologues s’intéressent à cette catégorie de population, je n’ai en tous cas pas eu connaissance d’études à ce sujet.

Le déterminisme ne se limite pas à peser sur le plan social et économique. Il n’attend parfois même pas le passage d’une génération pour exercer sa malédiction.

Je me souviens d’un gamin avec qui j’étais en maternelle et à qui j’avais demandé pourquoi il remplissait de sable des quilles en plastique avec lesquelles nous nous amusions en récréation à mimer les combats à l’épée. « Parce que ça fait plus mal quand on tape avec » m’avait-il répondu en joignant le geste à la parole. Issu d’une famille traditionnelle sans problèmes sociaux ou économiques particuliers en cette époque où le chômage n’existait pas, ce gosse a plongé dès l’adolescence dans la délinquance puis la criminalité (trafics, violences, agressions) avant de mourir prématurément à la suite de toutes sortes d’excès. Je peux aussi témoigner d’un autre cas : un gamin sournois, manipulateur, rompu à l’art de désigner des boucs émissaires, notamment auprès des collégiens d’origine étrangère et en particulier des filles, qui milite aujourd’hui dans un parti d’extrême droite. 

Moi non plus je n’ai pas échappé au déterminisme. J’étais marginal à l’école, au collège, je le suis plus encore aujourd’hui. Un marginal de luxe, certes, mais un vrai marginal qui vit agréablement mais à l’écart de nombreux aspects de la réalité sociale. Ceci dit, je n’aurais pas l’indécence de m’en plaindre. C’est un fait, c’est tout.

Face à la nouvelle perspective urbaine ouverte sur cette cour de collège où des jeunes se refilent la baballe pour l’éternité sous le docte regard de quelque prof de gym pas forcément méchant mais champion garant de l’ordre établi de cette nouvelle religion qu’est le sport, je me suis dit que j’étais content d’avoir mon âge et je me suis vite éloigné avec Tchaïkovski dans la tête, histoire de me nettoyer la mémoire. Tchaïkovski, le compositeur du « fatum »...

—> Note : sur le sujet du déterminisme : le film d'Alain Resnais, Mon oncle d'Amérique, en collaboration avec le professeur Henri Laborit, et les livres les plus connus d'Henri Laborit (Éloge de la fuite, La Nouvelle grille). 

03 octobre 2014

Carnet / Du sentiment d'habiter

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Je trouve amusant de m’entendre dire « toi sur Facebook ? » Pourquoi pas ? Il y a des gens très bien sur Facebook, et très intéressants, avec qui il est agréable d’échanger des textes, des idées, des blagues, des photos, des vidéos, des bonjours. Je n’ai absolument pas le sentiment d’y exposer ma vie privée ou de m’y livrer à quelque exhibitionnisme narcissique. Les « amis  » inconnus avec qui je peux parler art, poésie, littérature me sont souvent plus proches que des gens que je connais, que je peux croiser tous les jours dans la rue et qui ouvrent des yeux ronds comme si je venais de prononcer un gros mot lorsque je me hasarde à leur parler d’un livre, d’un auteur, d’un poème, d’un tableau. Ceci est particulièrement vrai à Oyonnax où je ne vis plus mais où je suis obligé de descendre pour des courses et des démarches. Je n’ai vraiment presque plus rien à voir avec cette bourgade où je me sens plus que jamais un étranger alors que ma famille y a vécu depuis des générations. Ce constat me tourne dans la tête chaque fois que je reviens de voyage. Avec les liens tissés grâce à Facebook et aux blogs, je me sens moins prisonnier, moins isolé et incompris d'un point de vue culturel. 

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Lors de mon récent séjour à Lisbonne, nous avons dîné dans un petit restaurant mon épouse et moi avec une amie qui a traduit un de mes recueils de poèmes en langue portugaise. Nous parlions de Facebook qui nous avait permis de nous donner rendez-vous dans le quartier du Miradouro de Sào Pedro de Alcantara et notre amie a prononcé une phrase qui m'a frappé : « Ici, avec mes amis, nous n'avons pas besoin de nous donner rendez-vous pour nous voir. Nous savons que nous sommes dehors à tel endroit, à tel moment de la journée. »  

Voilà bien ce qui me manque ici, dans ma région où la convivialité urbaine et la qualité de vie à l'extérieur n'existent pas.
    

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Sans vouloir comparer ce qui ne peut pas l’être, le contraste est rude au retour de Lisbonne. Ah, le climat tempéré océanique (on dit aussi méditerranéen influencé par le Gulf stream), les squares, les immenses jardins publics avec leurs kiosques où grignoter un sandwich et siroter un café, une bière ou un verre de vin, fumer un cigare sans être embêté par un ou une militante hygiéniste, « les nouvelles chaisières » ainsi que les appelle Jean Pérol ! À Lisbonne, je ne râle presque plus et je ne ressens plus cette fatigue qui m’écrase depuis ma petite enfance. Et puis ce suprême plaisir : n’entendre que la musique de la langue portugaise sans comprendre ce qui se dit et se trouver de ce fait préservé de toute actualité.

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Insouciance de ne comprendre aucune autre langue, pas même l’anglais,  sensation délicieuse d’être à l’écart de tout, sauf des sensations immédiates de la flânerie, luxe d’être un touriste anonyme avec qui l’on se montre affable et courtois si l’on reste simple et sans arrogance, si l’on comprend que comme tout lisboète, vous êtes vous aussi capable de trouver du bonheur à vous asseoir sur un banc pour « prendre un bain de temps » ainsi que l’écrivait le poète Jean Tardieu.

Après deux séjours successifs à Lisbonne, j'ai beau avoir peur en avion et dans les aéroports, je referai le voyage, y compris pour de simples week-ends.

 

Photos : bancs publics dans le quartier Principe Real.

Cyprès géant en tonnelle, quartier Principe Real.

Pause café sous le kiosque du parc das Amoreiras sous l'Aqueduc des Aguas livres.

Un petit verre dans un autre jardin public ! (Photos © Christian Cottet-Emard) 

13 septembre 2014

Carnet / De la tentation de Venise

Après ces dix mois à vif, je repense souvent au titre d’un livre que je n’ai évidemment pas lu, La Tentation de Venise, signé d’un homme politique que je ne nommerai pas parce que, lui ou un (e) autre, cela n’a aucune importance.

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La tentation de Venise, c’est le désir de fuite dans la beauté et l’harmonie, dans une certaine nonchalance, une idée de lâcher prise. Chez moi, c’est un vieux démon, si vieux qu’il remonte à mon enfance. Peut-être suis-je même ce démon-là tant il m’imprègne ! C’est mal, mais j’ai des excuses. 

Ces derniers jours par exemple : 

- Assister à la saloperie d’un énième dépassement sans visibilité dans la côte de Viry et constater une fois de plus que le destin de conducteurs prudents s’est joué à quelques secondes près. Que faire ? Inventer des autos qui filment tout et dont les vidéos puissent être visionnées à l’occasion de n’importe quel contrôle puisqu’on ne pourra jamais espérer de changement de comportement chez les psychopathes ? Ou alors ériger des murets de béton ou de métal à la place des lignes continues ? Imposer la voiture sans pilote avec conduite déléguée à un ordinateur ? J’ai lu dans le magazine des sociétaires de la GMF que cette innovation était pour demain. Pour l’instant, à ma connaissance, il n’existe aucun ordinateur qui ne soit tenté de se comporter spontanément comme une sale petite ordure de la route.

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Tentation de Venise encore :

- Lire une pancarte au rayon librairie d’un hypermarché comportant un message d’excuse à l’intention de l’aimable clientèle parce que le livre de Madame qui vous savez est en rupture de stock. Dans cette affaire, à mon avis, on a tort de s’en prendre à l’opportunisme de l’auteur et de son éditeur. Cette chose existe parce que le public existe. Alors, de quoi se plaint-on au juste ?

Je note au passage que dans le même rayon librairie du même hypermarché, la vente du livre signé par un chanteur ayant fait subir l’ultime violence à sa compagne ne choque personne. Même problème que pour le livre de Madame qui vous savez. Le chanteur que vous savez remplit les salles. Son public existe et n’est manifestement pas du genre à se poser des questions. Il est vrai que certaines « musiques » peuvent rendre sourd.

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Encore la tentation de Venise parce que :

- Subir la pollution visuelle d’énormes et piteux rubans de plastique accrochés tous les dix mètres au bord d’une route de campagne sous prétexte que des gens vont faire du vélo (décidément cette année, overdose cycliste. J’aurai au moins une raison de me consoler du retour de la neige). Imaginons le résultat si chaque association ou organisation se met à faire pendouiller n’importe quoi aux buissons et aux arbres sur des kilomètres à chaque « événement » .

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- Constater une fois encore que plus on parle de quelque chose, moins on le fait. Je pense ici à la déferlante de « com » dans mon ancienne ville de résidence dans l'Ain où revient sans cesse le mot « fête » , ce qui se révèle assez pathétique dans la bourgade et dans l’époque les moins festives qui soient. Fête de l’eau, fête du printemps, fête de l’hiver, fête de la musique, fête des voisins, fête de ceci, fête de cela... Et pourquoi pas fête de la fête ? Ces fêtes-là ne sont que de l’esbroufe, de la communication politique. Quiconque exerce encore un minimum d’esprit critique sait que l’excès de communication signale le manque.

- Se rappeler, puisqu’on était hier le 11 septembre, la réaction glaçante d’une personne de ma connaissance rencontrée dans un magasin pendant l’annonce de la catastrophe, en boucle dans les médias. J’avais appris la nouvelle à la fin de ma journée de travail, en remontant des archives où j’étais complètement isolé de l’extérieur. J’étais inquiet. Un de mes cauchemars récurrents, le déclenchement de la troisième guerre mondiale, revenait me hanter. Là-dessus je rencontre cette personne, style vaguement « flower-power » et « peace and love » à qui je fais part de ma stupeur et qui me répond d’un air badin et avec un petit sourire par une phrase que je ne citerai pas tant elle était totalement dénuée de la moindre compassion mais représentative de l’anti-américanisme le plus ridiculement primaire. J’y repense chaque 11 septembre, date si sinistre qu’en 2004, la date envisagée de mon mariage étant le 11 septembre, j’ai préféré le programmer le 4.

Bien le bonjour de Venise...

... Et bientôt de Lisbonne !

Photos :  Venise, © photos Ch. Cottet-Emard